De la vision à l'action : Jürg Röthlisberger, Jeffrey Tumlin et Nicolas Morael expliquent comment la Suisse peut exploiter les avantages de la conduite automatisée.
Introduction
La Suisse bénéficie de trains qui circulent à la minute et de routes qui affichent des taux de mortalité parmi les plus bas du monde. À première vue, le pays pourrait sembler avoir peu à gagner des véhicules autonomes. Pourtant, lors d'une récente table ronde organisée par l'SAAM, trois voix d'horizons différents se sont fait entendre : Jürg Röthlisberger, directeur de l'Office fédéralOFROU routesOFROU), Jeffrey Tumlin, ancien directeur de l'agence des transports de San Francisco, et Nicolas Morael, directeur de la mobilité autonome chez Transdev, ont affirmé que la technologie sans conducteur avait le potentiel d'améliorer encore davantage le système de mobilité de la Suisse.
Leur bilan est d'un optimisme prudent. De grandes flottes de véhicules autonomes ont déjà parcouru des dizaines de millions de kilomètres avec moins d'accidents corporels que les voitures conduites par des humains, mais la technologie est encore en cours de maturation et des incidents occasionnels rappellent aux opérateurs qu'ils doivent rester humbles. Les premiers sondages sur le nombre d'usagers indiquent une acceptation solide, mais pas universelle, de la part du public, et les AV à la demande pourraient un jour combler le fossé entre les voitures privées et les transports en commun à itinéraire fixe, en offrant des économies d'espace, de coût et d'énergie. La nouvelle ordonnance fédérale suisse sur la conduite automatisée, en vigueur depuis mars 2025, vise à fournir un canal d'approbation national unique, évitant ainsi le patchwork réglementaire qui ralentit encore la France et l'Allemagne. Ce qu'il reste à faire, c'est changer d'état d'esprit : utiliser la réglementation comme un catalyseur, considérer les échecs mineurs comme du carburant d'apprentissage et lier le soutien public à des résultats concrets en matière de sécurité et d'efficacité opérationnelle.
L'article qui suit résume le débat en cinq parties : pourquoi la sécurité passe avant tout, où en est la technologie aujourd'hui, comment les règles suisses se comparent à celles de l'Europe, pourquoi une prise de risque éclairée décidera qui passera des projets pilotes au service quotidien et l'ingrédient secret de la Suisse : notre approche unique de la collaboration.
Rencontrez nos panélistes

Jürg Röthlisberger
Directeur de l'Office fédéral des routes
Brève biographie
Ingénieur civil (ETH Zürich) et directeur de l'Office fédéral des routesOFROU) depuis 2015. Il supervise les infrastructures routières nationales, la stratégie de sécurité routière et, à partir de 2025, la mise en œuvre de la nouvelle ordonnance sur la conduite automatisée.

Jeffrey Tumlin
Ancien directeur de la SFMTA (Transportation San Francisco)
Brève biographie
Urbaniste et stratège de la mobilité. Il a été directeur des transports à l'agence municipale des transports de San Francisco de 2019 à 2024, après deux décennies passées chez NelsonNygaard et un passage au lancement du DOT d'Oakland. Connu pour ses réformes fondées sur les données et son leadership éclairé en matière de tarification des rues et d'automatisation.

Nicolas Morael
Directeur Mobilité Autonome Transdev
Brève biographie
Directeur de la mobilité autonome chez Transdev, où il dirige les programmes mondiaux de sécurité et de déploiement des navettes sans conducteur et des robotaxis. Défenseur de longue date des dossiers de sécurité rigoureux, il coordonne des projets de Genève à Shenzhen et dirige la participation de Transdev aux initiatives Horizon de l'UE.
I. La sécurité avant tout
Pourquoi les AV devraient-ils être plus sûrs ? Contrairement aux conducteurs humains, ils
- Observez la route à 360 degrés, 100 % du temps,
- Ne roulez jamais, n'envoyez jamais de textos, ne buvez jamais et ne roulez jamais trop vite.
- Réagir en quelques millisecondes, guidé par des capteurs redondants et un logiciel basé sur des règles.
"Les voitures Waymo respectent toujours la limitation de vitesse. Lorsqu'une rue est remplie de Waymo, tous les autres conducteurs finissent par respecter la limite aussi. (...) l'impact le plus important sur la sécurité n'est peut-être pas qu'elle conduise mieux que les humains - elle rend les conducteurs humains meilleurs, eux aussi."
- Jeffrey Tumlin
La citation de Tumlin est étayée par des données. Une étude de Swiss Re sur les sinistres comparant la flotte autonome de Waymo aux voitures conduites par des humains a révélé une baisse de 88 % des sinistres liés aux dommages matériels et de 92 % des sinistres liés aux dommages corporels. Ces chiffres expliquent pourquoi les assureurs et les régulateurs prennent cette technologie au sérieux, même avant son déploiement commercial complet.
Aujourd'hui, des exemples concrets
1. Waymo (États-Unis)
La flotte actuelle de 1500 véhicules de Waymo a parcouru 90,7 millions de km entièrement autonomes (c'est-à-dire sans conducteur ni opérateur de sécurité dans la voiture) à travers Phoenix, San Francisco, Los Angeles et Austin d'ici janvier 2025. Dans les données d'accidents évaluées par les pairs, ces km se traduisent par :
- 92 % de blessures en moins pour les piétons
- 82 % de blessures en moins pour les cyclistes et les motocyclistes
- 96 % de réduction des accidents corporels aux intersections
2. Pony.ai (Chine)
Pony.ai affirme avoir parcouru 32 millions de kilomètres sur les routes publiques (dont 5 millions sans conducteur) et, par l'intermédiaire de son jumeau numérique "PonyWorld", parcourir ≈ 16 milliards de kilomètres virtuels par an.
Dans les résultats non vérifiés du quatrième trimestre 2024 de la société, le cofondateur et directeur technique, le Dr Tiancheng Lou, a affirmé que la société avait multiplié par 16 les mesures de sécurité et réduit les primes d'assurance pour ses robotsaxis à environ la moitié de celles des taxis conduits par des humains. Cette remarque, publiée par GlobeNewswire, a contribué à faire grimper le cours de l'action de Pony.ai le jour de sa publication, preuve de la valeur que pourraient avoir ces gains si des études indépendantes les corroboraient. Pour l'instant, cependant, les chiffres restent autodéclarés et non vérifiés ; une validation externe est encore attendue.
Sources : Pony.ai et Globenewswire : Pony.ai et Globenewswire
3. La vue de la Suisse
Depuis 2015, la Suisse a mené 17 essais pilotes avec des véhicules automatisés. Citons par exemple Ultimo à Genève (actuellement trois véhicules) et le futur projet Furttal près de Zurich (huit véhicules prévus pour 2026). Ces essais pilotes fournissent à l'OFROU une expérience et des données précieuses.
II. La réglementation : Les nombreux cadres européens et l'avantage de la Suisse
L'avancement des véhicules autonomes au-delà des projets pilotes est à la fois une question de technologie et de paperasserie. Les capteurs et les algorithmes doivent encore maîtriser les rues plus étroites, le trafic mixte et le climat hivernal de l'Europe, mais un défi tout aussi important est d'ordre administratif : chaque pays de l'UE a son propre règlement, de sorte que les développeurs doivent passer par de multiples voies d'approbation avant qu'un service puisse franchir les frontières.
2 Deux exemples des premières réglementations européennes en matière d'audiovisuel
Pays | Loi principale | Champ d'application | Résultats jusqu'à présent |
France | Ordonnance 2021-443 et décret 2021-873 (tous deux de 2021, en vigueur depuis le 1er septembre 2022) | Autorise le niveau 3 de la SAE sur des itinéraires et à des vitesses déterminés | itinéraires et vitesses Pas encore d'autorisations sans conducteur |
Allemagne | Loi sur la conduite autonome (28 juillet 2021) + Ordonnance AFGBV (1er juillet 2022) | Autorise le niveau 4 dans des zones d'exploitation définies | Le chemin légal existe, mais aucun véhicule ne l'a emprunté jusqu'à présent. |
Chaque cadre diffère en termes de définitions, de règles de responsabilité et de tests techniques. Les opérateurs doivent repenser leurs dossiers de sécurité chaque fois qu'ils franchissent une frontière.
La voie fédérale simplifiée en Suisse
La Suisse a choisi une autre voie. L'ordonnance fédérale sur la conduite automatisée (OAD), en vigueur depuis le 1er mars 2025, désigne l'Office fédéral des routesOFROU) comme autorité responsable de l'octroi des autorisations d'exploitation pour les services de niveaux 3 et 4. Les cantons auront encore besoin de directives de mise en œuvre, qui sont actuellement en cours de rédaction, pour aligner les arrêtés locaux de circulation sur ces autorisations, mais la structure juridique est en place. Aucun opérateur n'a encore de licence commerciale, principalement parce qu'aucun véhicule n'a été homologué en Suisse ; le cadre, cependant, indique à tous ce à quoi ressemblera le paysage réglementaire dans les années à venir.
"Ce moment ressemble aux débuts de l'aviation. Il faut que le modèle réglementaire soit bien conçu dès le départ".
- Jeffrey Tumlin
L'analogie de Tumlin avec le "Conseil de l'aviation civile" devrait trouver un écho à Berne. Les premiers aviateurs étaient confrontés à des risques inconnus, si bien que les régulateurs ont cartographié toutes les défaillances possibles, rédigé des protocoles stricts et exigé des redondances avant qu'un avion ne transporte des passagers. Le résultat a été la confiance du public et un bilan de sécurité qui reste supérieur à celui des autres modes de transport. Pour les véhicules autonomes, la recette est similaire : un régulateur clair, des flux de données transparents et un processus d'approbation qui permet aux pilotes de passer à l'échelle supérieure après avoir atteint des critères de sécurité communs et mesurables.
III. Qu'est-ce qui donne à la Suisse son avantage ?
- Un cadre réglementaire unique, une référence en Europe, voire dans le monde. L'ordonnance fédérale sur la conduite automatisée (OAD) est l'une des rares lois nationales en Europe qui couvre déjà les services commerciaux de niveaux 3 et 4.
- Homologation centrale pour les projets pilotes, homologation locale pour les services. L OFROU peut approuver des projets pilotes qui utilisent des véhicules sans homologation. Une fois qu'un véhicule est homologué, chaque canton décide si le domaine de conception opérationnel (ODD) proposé correspond à ses routes et à ses plans de circulation. Cette répartition permet aux réalités locales de façonner le service quotidien.
- Option d'homologation suisse uniquement (art. 50 VAF). Un véhicule audiovisuel qui n'est pas encore homologué par l'UE peut toujours obtenir un certificat national suisse, ce qui permet aux entreprises de se lancer d'abord dans ce pays et d'obtenir la conformité à l'UE par la suite.
- Un dialogue étroit et stable entre le secteur public et le secteur privé. Les entreprises ont affaire à un cercle restreint de décideurs : L OFROU pour les questions nationales et les autorités cantonales pour la validation de l'ODD.
- L'accent politique est mis sur le contrôle des coûts et non sur de nouvelles subventions. Le Parlement considère l'automatisation comme un outil permettant de maintenir des niveaux de service élevés tout en allégeant les budgets des transports publics. Cette vision de la réduction des coûts exerce une pression constructive sur les régulateurs pour qu'ils fassent passer des projets sûrs, fondés sur des données, du stade de l'essai à celui du service payant.
- Stabilité géopolitique et économique. L'environnement juridique prévisible de la Suisse et la forte protection de la propriété intellectuelle en font un lieu attrayant pour les entreprises qui y installent leur siège européen et testent les déploiements commerciaux de l'audiovisuel.
IV. L'esprit de prise de risque : des règles descendantes aux progrès ascendants
La Suisse ne pourra exploiter pleinement la valeur de la conduite automatisée que si elle traite la réglementation comme un catalyseur et non comme un frein. Jürg Röthlisberger a formulé la question en termes simples :
"Pour le secteur public, la seule chose qui compte vraiment est la valeur ajoutée. Je vois deux résultats mesurables : l'efficacité (en termes d'espace et de coût) et la sécurité routière. Lorsque nous parlons de cas d'utilisation et de valeur ajoutée plutôt que de modèles d'entreprise, les gens comprennent pourquoi les subventions sont justifiées." - Jürg Röthlisberger
1. Les essais et les erreurs font partie du plan
La technologie doit évoluer dans le monde réel. Elle doit être exposée à de véritables cas extrêmes, des situations qui se produisent réellement tous les jours, afin d'apprendre et de s'adapter. Comme le tracé des routes et les habitudes de conduite diffèrent d'un pays à l'autre, le logiciel doit également être affiné au niveau national, voire local. En Suisse, les erreurs sont transformées en données, et les données en règles de sécurité. M. Röthlisberger parle d'une culture ascendante que le pays doit protéger.
"Oui, des erreurs peuvent se produire. Nous devons être prêts à prendre des risques, et la politique doit nous soutenir lorsque nous le faisons". - Jürg Röthlisberger
2. Les subventions sont maintenues, mais elles deviennent plus intelligentes
Les transports publics sont aujourd'hui largement tributaires de subventions qui couvrent jusqu'à 50 % des coûts d'exploitation dans certaines régions. L'automatisation vise à réduire ce chiffre, mais pas à le supprimer. Le Parlement débat de la manière de lier les financements futurs à des indicateurs de performance clairs, tels que le coût par passager-kilomètre et le taux d'accidents avec blessures. Le message de M. Röthlisberger : si une ligne de transport automatisée peut prouver des gains d'efficacité et de sécurité, un soutien continu est de l'argent bien dépensé.
4. Ce que la Suisse peut faire ensuite
- Promouvoir un "bac à sable" national où les cantons testent les tarifs AV, les subventions palliatives et les protocoles de données avec des boucles de rétroaction rapides.
- Publier un rapport annuel sur les risques comparant les résultats des projets pilotes aux deux piliers de valeur que sont l'efficacité et la sécurité.
- Convoquer les députés, les assureurs et les opérateurs
La Suisse offre déjà l'un des systèmes de mobilité les plus sûrs et les plus confortables au monde ; le défi consiste à préserver cette norme tout en freinant la hausse des coûts. Les services automatisés peuvent résoudre la quadrature du cercle, en étendant la couverture de haute qualité à un prix inférieur par passager-kilomètre. Cela signifie qu'il faut agir rapidement pour que les économies se fassent sentir le plus tôt possible, mais aussi planifier à long terme, avec des paramètres clairs qui maintiennent la sécurité et le confort exactement là où les voyageurs suisses les attendent.
V. Collaboration : L'ingrédient secret de la Suisse
La conduite automatisée est une course mondiale, mais l'avantage le plus net de la Suisse est la collaboration : la manière dont l'industrie, les régulateurs, la Confédération et les cantons travaillent en équipe.
Jeffrey Tumlin a souligné le caractère inhabituel de cette situation :
"Aux États-Unis, nous avons vraiment eu du mal... de nombreuses institutions ne se coordonnent pas efficacement et n'avancent pas assez vite pour suivre le rythme de l'innovation industrielle".
Le modèle suisse est très différent :
- Le groupe de suiviOFROU("Begleitgruppe"): convoqué par l'Office fédéral des routes quelques semaines après l'entrée en vigueur de l'ordonnance sur la conduite automatisée. Les ingénieurs cantonaux, la police et les experts fédéraux échangent leurs expériences sur les routes, examinent les demandes d'autorisation et intègrent les informations locales dans les premières directives de sécurité nationales en cours d'élaboration avec le Conseil de prévention des accidents (BFU).
- Groupe de travail sur le processus de demande: un groupe de travail de 25 membres dirigé par l'SAAM et CertX. Sa mission : convertir le texte juridique en un formulaire de demande harmonisé que tout opérateur peut utiliser. Le groupe s'attaque d'abord aux cas d'utilisation les plus complexes (véhicules de niveau 4 sans conducteur) et élabore des modèles pour la sécurité, la cybersécurité et la supervision à distance.
Röthlisberger a résumé la formule :
"La Suisse est un champion mondial des initiatives ascendantes. La coopération entre l'industrie, le gouvernement, la politique, la société et les opérateurs de transport public est forte ici, et nous devons la protéger".
Conclusion
La Suisse n'a pas besoin de réinventer sa culture de la mobilité pour bénéficier des véhicules autonomes, elle doit l'étendre.
Le pays valorise déjà la sécurité, la ponctualité et la coopération public-privé ; ces mêmes valeurs peuvent orienter la prochaine vague d'innovation dans le domaine des transports. Un règlement fédéral clair (OAD), un pragmatisme au niveau cantonal et un état d'esprit fondé sur des expériences pilotes réelles créent les conditions nécessaires pour tester avec audace tout en agissant de manière responsable. Les premières données montrent que les flottes sans conducteur peuvent réduire le nombre d'accidents et les coûts d'exploitation et combler le fossé entre le rail, le bus et la voiture particulière, à condition que les régulateurs, les opérateurs et les chercheurs continuent d'apprendre ensemble et tiennent le public informé.
Il s'agit donc moins de faire la course pour "être le premier" que d'apporter une valeur publique mesurable : moins de blessures, moins de subventions et des trajets porte-à-porte plus fluides. Si la Suisse peut démontrer ces gains à grande échelle, elle atteindra non seulement ses propres objectifs en matière de mobilité, mais elle offrira également un modèle éprouvé à d'autres pays. Le mandat de l'SAAMest de maintenir tous les acteurs de la mobilité dans la même conversation et de sauvegarder le plus grand atout de la Suisse : notre approche collaborative unique.
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